"tu sais, catherine, les gens ont quand même une vie intérieure." (l'autre qu'on adorait)

    New York avec toi, Téléphone 
Ta soeur m'a demandé si je voulais parler à l'église. J'ai répondu non. Je ne pouvais pas m'adresser à un cercueil et dire "tu". "Tu" n'existe plus.

Maintenant je ne peux pas dire autre chose que "tu". "Il" est trop distant, comme si je parlais de toi à un autre. "Il" te tue encore un peu plus.

Qu'est-ce qu'un portrait ? Les ignorances comblées par la fiction fausseront-elles celui-ci ? Entendra-t-on ton rire ? Verra-t-on comme je la vois la courbe de ta vie, cette ligne qui prend un grand tournant quand tu pars à vingt-trois ans aux Etats-Unis et qui, telle une voiture de sport, fonce vers un mur contre lequel elle va se fracasser ?

Mon sentiment pour toi a changé - pas depuis ta mort mais avant, après ta lecture de mon texte sur notre amitié, après ces mots que tu as prononcés d'un ton plus triste que dégoûté : "Tu sais, Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure."
Sur le moment j'ai encaissé, un sourire en coin. Blessé, il fallait que tu me blesses. C'était de bonne guerre. Mais ta petite phrase a pénétré en moi, elle y a déposé un germe, elle allait faire son chemin.

La tendresse, la vieille tendresse d'autrefois, avait commencé avant ta mort à remplacer l'agacement. J'ai eu le temps de penser que tu étais redevenu mon meilleur ami. J'ai eu le temps de sentir que tu me faisais à nouveau confiance. S'il faut nous comparer, j'ai eu le temps de comprendre à quel point je t'étais inférieure, avec mon esprit rationnel et pratique. Mais au moins, je fais : la page blanche ne m'arrête pas ; je n'ai pas peur de la médiocrité. J'ai eu le temps de me rendre compte qu'il n'y avait aucun ami que j'aimais davantage, personne qui me fasse me sentir plus vivante, et que cela était dû à quelque chose d'exceptionnel en toi qui t'illuminait.
Le rire.
C'est cela que j'ai pensé à l'instant où mon frère m'a appris ta mort : qu'il y aurait moins de rire sur la terre.



L'autre qu'on adorait, Catherine Cusset éd. Gallimard - De son écriture limpide rapide organisée efficace, Catherine Cusset nous livre le récit d'un dévissage, et portrait de Thomas, son ami intime et adoré, qui s'est suicidé à l'âge de 39 ans. Thomas était bi-polaire.