ce qui désirait arriver / aquello estaba deseando ocurrir

Affection, Cigarettes After Sex

Anna Valenn x la Nouvelle
Il n'était pas nécessaire de la voir pour sentir qu'il y avait quelque chose de différent dans cette voix, murmurante, chaude, profonde, soigneusement maîtrisée, qui semblait parler à l'oreille plus que chanter.  À l'instant où elle annonça "Tu te repentiras", un rai de lumière zénithale tomba enfin sur la scène et cisela la silhouette de Violetta del Río. Appuyée sur un tabouret, la femme continua à chanter son chuchotement d'amour, la tête inclinée, comme si elle exprimait un profond chagrin. Sa chevelure dissimulait presque entièrement son visage, mais à l'instant où sa main releva la cascade bouillonnante de ses cheveux, je pus découvrir qu'elle chantait les yeux fermés, avec le micro - tout le monde sait à quoi ressemble un micro - presque glissé entre ses lèvres. Je sentis immédiatement qu'une étrange magie se dégageait de cette combinaison de lumière, de musique, d'odeurs, de peines, de voix et de féminité, une magie qui n'avait rien à voir avec mon émerveillement de jeune provincial - ça vous le savez déjà - en proie à un prévisible accès de fascination : ce qui se passait là était une chose réelle et palpable, mais elle se produisait dans une autre dimension des sens où je découvrais une logique propre à la chanson et à la musique, grâce à cette femme, plus petite que je ne l'avais imaginée, aux formes moins généreuses que je ne l'avais rêvé, qui, sans effets et presque sans bouger, mais de sa voix tiède et par sa présence captivante, était capable de séduire l'auditoire des hommes éméchés et des fumeurs de marijuana, des noctambules et des couples d'amoureux, des solitaires endurcis et des jeunes naïfs, désormais prisonniers du charme ensorcelant des boléros chantés par Violeta del Río.


Leonardo Padura, Ce qui désirait arriver / Aquello estaba deseando ocurrir, trad. de l'espagnol (Cuba) par Elena Zayas pour les éditions Métailié - Recueil de nouvelles écrites entre 1985 et 2009. Treize nouvelles intenses, à l'érotisme cru pour certaines, autant de romans condensés, qui racontent aussi Cuba.

Mais l'homme me réservait une autre nouvelle : tous les artistes des clubs et des cabarets avaient été envoyés semer du café dans ce qu'on appelait le Cordon de La Havane et quelques jours auparavant, pendant qu'il essayait un bus après une réparation, il les avait aperçus dans le petit village tout proche d'El Calvario.



(Deux extraits de Neuf nuits avec Violeta del Río, nouvelle écrite en 2001.)