le grand marin +1

Just Like A Woman - Take 1, Bob Dylan

Anna Valenn aime les +1ers romans
- Tu me fais peur, il murmure.


Son front roule sur ma poitrine, il reste longtemps ainsi, j'écoute, les battements de son coeur, le roulement étouffé de la circulation sur l'avenue, la pluie, demain je serai partie. Comme s'il devinait mes pensées il dit à mi-voix :

- Demain tu seras partie.

- Oui.

- Je ne peux pas te demander de rester. Pour ce que j'ai à t'offrir.

- Je demande rien. Sa vie faut la gagner tout seul.

- Les femmes aiment bien avoir leur confort, une maison.

Pas moi. Je veux vivre dehors.

- En tout cas, moi, j'aimerais ça.

- Et pêcher ?


- Pêcher c'est tout ce qui me sauve la vie. La seule chose qui soit assez puissante pour me sortir de tout ça - il fait un geste vague de la main -, mais me construire ma baraque, oh oui, j'aimerais. On aurait un enfant et il s'appellerait Jude.

- Avec moi t'es pas tombé sur une femme comme on les rêve.


- Ça faisait longtemps que j'pensais plus en rencontrer aucune.

- J'suis une runaway, une bête coureuse de routes, je pourrai pas changer. Je finirai dans un shelter.


- Marions-nous.

- Je veux retourner pêcher.

Il me serre contre lui :

- On se marie et on va pêcher ensemble.


- Je veux plus être sur terre. Je crois que j'aime mieux me noyer.

Il s'est redressé pour attraper la bouteille, il ne m'a pas lâchée, sa poitrine écrase mon visage un instant.

- Tu veux un coup de vodka ?


- Non... oui. On boit trop ensemble.



- Moi je bois tout le temps, mais pas toi, toi c'est rien.


Il prend une rasade et me donne la becquée. Je tousse. Je ris. Ses yeux brillent dans l'ombre. Je vois l'éclat de ses dents dessous sa lèvre retroussée lorsqu'il rit à son tour.

- Dormons maintenant.


- C'est ça, dormons.

Quelqu'un de la réception tape à la porte à cinq heures. Déjà la trêve est finie, il va falloir retourner au monde, dehors la rue. Je me dégage doucement des grands bras.

- Dors encore, je dis, faut que j'y aille.



- Je reviendrai te voir, il dit. Je t'écrirai de Hawaï et je t'attendrai. Toujours.




Catherine Poulain, LE GRAND MARIN publié aux Éditions de l'Olivier. Et aussi en format poche chez Points.   À une voix près, Goncourt du Premier Roman, à une voix près, Prix du Livre Inter 2016. On s'en fout. Éblouie par la qualité de l'écriture de Catherine Poulain, dont c'est le premier roman, à 56 ans. Un souffle de liberté. Elle emballe. Et avec un récit de pêche en Alaska, parmi des gars qui occupent leur temps libre à se saouler, et une histoire d'amour pour un mec au regard jaune... Catherine Poulain déplace l'horizon.