ou le récit du voyage au pays de mon enfance

Bhebak Ya Lebnan, Fairouz


Anna Valenn, Le Blog

dimanche 15 février 2009



Coucher tardif, réveil matinal, difficile de dormir les émotions en pagaille. Man’ouché chaude, café. Douche, coupure d’électricité, dans le noir je confonds shampooing et détergent... Les coupures sont fréquentes, le “moteur” prend le relais, plus ou moins vite, la prochaine fois je le saurai.


8h30, hop, dans le taxi réservé. Le petit (1), malade dès les premiers virages. Pharmacie Chaker ouverte 7j/7, 24h/24 : Gravol, bien efficace.


C’est parti pour les lacis de montagne. Bécharré, musée Gibran Khalil Gibran. Des peintures, un style, quatre visages de femmes dessinés au crayon, des brouillons, en arabe, en anglais, selon la pensée exprimée. Les Cèdres enneigés. Un bel arbre millénaire sort fièrement d’une maison. Une petite forêt, des pousses. Allez, on ne va pas traîner notre déception. Vallée de la Kadisha, verts et gris, paisiblement emmêlés. Des croix signalent des moines solitaires, ça et là, disséminés. Pique-nique de provisions achetées au Khubz el sultan, méli-mélo de fatayer, lahm be aajin et autres délices. Saint Antoine aux trois clochers, des grosses chaînes pour délivrer de la folie, des casseroles offertes pour conjurer la stérilité. Un moine, convaincu, explique les miracles accomplis.


Ehden, station estivale, morne et triste l’hiver. Descente vers Batroun, en passant par la sanguine Zghorta, fief des Frangié, de triste mémoire. Des constructions, restées en plan, défigurent le paysage. La guerre, pas d’Etat, chacun fait ce qui lui plaît... Le mur des phéniciens redonne de l’espoir, Sainte Marie de la mer veille.


Check-point, le petit : “maman, ils ne vérifient pas qu’on a bien mis nos ceintures de sécurité ?" - "Non, habibi, ici, ils ont d’autres priorités.”


Jeune, les barrages me terrorisaient. Flingue dans la boîte à gants de notre taxi-ramassage scolaire improvisé, de Raouché-ouest, à Rabweh-est, passage par no man’s land où consigne était de se recroqueviller, des snipers, une balle perdue...


Avant, c’était le paisible car vert aux couleurs de Jesus & Mary Convent School que j’attendais tôt le matin, rue Nazlet Caracas, en jouant avec Ingy, mon amie égyptienne, et autres voisins musulmans attendant le bus de l’IC (International College, laïc). Et maman, qui surveillait du haut de notre balcon. A mon retour d’école, “Anna, y a de la crème caramel” (ou du custard, selon la grande fantaisie de maman !), dans les petits pots en tanak. Tout le reste, j’ai laissé, mais ces pots, je les ai récupérés, avec mes bulletins scolaires, via ma tante Mimi (Marie), restée à Sin el Fil-est, un mari artisan-réparateur de machines à écrire, une boutique en centre ville qu’il ne voulait pas lâcher, sous les balles, mais chez soi.


De la crème caramel dans ces pots en tanak, j’en ai fait à Rueil, "bof", m’ont dit les garçons.


Pour dîner, de la chawerma, que maman a laissée mariner depuis la veille...




lundi 16 février 2009



Petit déjeuner de aish arabi, labneh, wa zeitoun. Storium, supermarché convivial, maman me présente à Abou Fouad (2), l’attaché aux légumes, sa fille, en visite de France, de Paris, avec ses trois enfants et son mari (3), français. "Ahlan, Ahlan !" (4) Pour remercier, je prends des photos, Abou Fouad prend la pose fièrement.


J’ai oublié le principal : maman a bravé sa peur, le courroux protecteur de papa, “rouho, mouto” (5), et pris le volant, sous mes encouragements. Il est vrai que la conduite, ici, est dingue, le code de la route, on oublie, les uns doublent sur la droite, les autres clignotent d’un côté, tournent de l’autre, contre sens sur voie rapide, et j’en passe. Les feux rouges, c’est pour faire joli.


Il pleut des cordes. Les enfants rigolent, ce n’est pas pire qu’en Bretagne ! Frédéric conduit la voiture coréenne, 7 places, de location. Papa fait bonne figure, c’est que Frédéric nous a raconté le retour de l’aéroport, épique, “il m’a tout fait”.


City Mall, “tu vois, Anna, c’est comme Parly 2, on ne manque de rien et tu as vu, toutes ces qualités d’olives et de zaatar, chaque fois que papa voit ça, il dit, feinek ya Anna.” Je trouve ça un peu déprimant, les Célio et autres Timberland. Bon, va pour Yes Man, divertissant, Jim Carrey, dépuis Eternal Sunshine, je l’aime. On sort du Mall, la pluie a cessé. Je propose une balade dans le centre ville rénové. Accord immédiat de tous. Merci, Yes Man.


Le centre ville a vraiment de la gueule. Nettement plus élégant que celui d’avant. Je me souviens du souk, dégoûtée, je ne voulais pas y aller. Des coups de feu au loin, Nasrallah aurait parlé... Ca ne nous impressionne pas plus que ça.


“Anna, ici c’était où j’avais acheté ton landau” me dit maman, et papa d’enchaîner, “et là, c’est où nous avons débarqué d’Egypte, ta mère et moi, 100$ en poche”. Des amis d’amis les avaient hébergés.


Sur le chemin du retour, Abou Joseph, lahm be aagine aussi bons que dans mon souvenir. Au diable les calories, ce n’est pas tous les jours qu’on mange son enfance.




mardi 17 février 2009



Sabah el kheir ya folla.


Il pleut et la météo prédit pluie jusqu’à samedi. Ambiance. Allez, on se bouge. Tripoli. Frédéric conduit, façon circuit 24. Gueddo guide, façon Tom Tom. Ca chauffe. “La franchise en cas d’accident, je te préviens, elle est pour toi.”


La côte, belle, mais gâchée par ces constructions, laides ou inachevées. Vive la loi littoral.Tripoli (6), un bazar monstre. Un cycliste, un chien, suicidaires, des vaches. Un 4x4 roule allègrement sur le trottoir. On se gare, on met des sous dans le parc-mètre.


Le Futé, article lyrique : “Des bonnes odeurs de cuir et d’épices” ? Mais pour être vivant, c’est bien vivant. Le souk el dahab, pittoresque, ni plus, ni moins que celui d’Istanbul. Quelques barbus, drapeaux du Hezbollah. Mosquée, magnifique, en cours de restauration. Le chef de chantier, archéologue-architecte explique, passionné, je traduis ce que je comprends.


Khan el Saboun (7), maman m’offre une huile parfumée aux essences de jasmin. Hum, je sens comme ces colliers de fleurs que j’aimais mettre autour du cou. J’ai hésité avec senteur fol, je suis bien la folla de maman, mais cette senteur de jasmin arabe me fait l’effet de rentrer au harem.


On grimpe jusqu’au château Saint Gilles qui trône sur la ville depuis le XIIème siècle. Le gardien nous fait un prix. D’un côté la mer, de l’autre, les sommets enneigés, vue libanaise. On vadrouille en faisant attention à où on met nos pieds. Je tremble un peu pour les enfants, aucune rambarde pour protéger du vide.


Déjeuner chez El Soufi, boui-boui. Pénurie d’eau. Maman sort son désinfectant qui pue, dixit certains... Je mange avec mes doigts. C’est vraiment bon.


On commence à avoir notre dose du concert de “klaxons”, papa, maman et moi, de notre sentiment d’insécurité.


Frédéric veut aller voir la soufflerie de verre indiquée dans le Futé, “tu sais, ce serait bien des verres libanais, en Bretagne.” Disparue, rasée par les israéliens nous explique-t-on. Pas de polémique. Nous sommes en vacances. On suit une auto au coffre ouvert sur des poutres qui n’ont qu’une envie, glisser et nous coûter la franchise. Le gars avait un i-phone et nous avait gentiment proposé de le suivre. Mais, faut croire que nous ne nous sommes pas bien exprimés, la nuance verre soufflé, vitres industrielles... Dix bornes, pour plein de rires.


Nous rentrons. Je m’endors, au son de la grêle qui frappe, pour me réveiller devant Le Crémier, et ses glaces aux parfums naturels, enrobées de pistaches concassées. Halte chez un marchand de légumes, petites courgettes, minuscules concombres. Va falloir réapprendre à cuisiner le “pas de goût”, de retour, à Paris.




mercredi 18 - vendredi 20 février 2009



J’étais partie pour décrire Beït el Dine, dans la belle montagne du Chouf, fief des Joumblatt, Baalback la majestueuse, dont le festival d’été me fait rêver, opéras et musique de chambre dans un décor de ciné, Aanjar l’arménienne, visitée le jour de la Saint Vartan, patronyme de mon patron préféré, un charme fou ces vestiges omeyyades, entourés de douces collines...


Mais je n’en ai pas envie.


Juste vivre, ressentir, laisser émerger le longtemps refoulé, comprimé.


Prendre des photos. Plein de photos, moi qui n’en prends habituellement pas. Les dater, les trier. Les transférer à maman, sacré micmac, de Mac à PC et maman veut tout avoir, tout savoir de ce que je ressens.


Maman, bientôt 70 ans, un enthousiasme de petite fille qui me ravit. J’espère bien garder sa fraîcheur. Entre les visites touristiques, Frédéric est venu pour ça, on s’échappe pour le marchand de fruits préféré, et là, Anna ya folleti, c’est le boucher, le meilleur du quartier, tu sais la chawerma dont vous vous êtes régalés, la viande c’est de là qu’elle venait. Pascale, la manucure, un rendez-vous, offert, casé et dont je me souviendrai.


Maman, réservée et décidée... Et papa, solaire, d’un optimisme à toute épreuve, meaffret et de mauvaise foi. A 75 ans, il traverse les rues le premier, “suivez-moi”. Faut dire qu’ici, c’est sacrement risqué. Mais papa n’a peur de rien, calcule les risques, jamais résigné.


Orphelin de père à 6 ans, 7ème d’une famille de 9 enfants, la pauvreté digne. Etudes d’ingénieur, boursier, livres empruntés, toujours premier, fallait bien ça pour mériter le privilège de n’avoir pas à aussitôt gagner sa vie, pour contribuer.


Fuites d’Egypte, de Libye, du Liban.


A 50 ans, en pays étranger, démissionné pour “incompatibilité d’humeur”, il reprend le chemin de l’école, à ses frais, se met à son compte avec succès, maman, à ses côtés.


Les difficultés, mes parents les ont surmontées, et main dans la main, ils en ont ri.




samedi 21 février 2009



Mes parents sont nés en Egypte, Roxane, à Alexandrie, Joseph, au Caire, à Choubrah, pour être précis, une fierté pour ceux qui s’en sont sortis. La folie de Nasser, une vie sans avenir, ils ont fui, le 9 août 1962, via Jérusalem en faisant, la peur au ventre, faux bond à leur groupe de pèlerins. Chopés, c’était la case prison. Ma téta (8) Aïda, maternelle, orpheline élevée par les soeurs de la Deutsche Schule. Ma téta Samiyya, née à Alep, d’un père arménien. Certes, les arrières grands-pères portaient tarbouche, l’un au bord de l’eau, vers Saïda où nous allons aujourd’hui, l’autre à Reifoun, montagne réputée pour son air sec et sain, dans laquelle nous “estivions”, un mois, tous les étés, à l’hôtel Saint-Roch, soupe aux lentilles, dite Esaü, nous faisions du vélo sur le trottoir (en Bretagne, je ne circule qu’à vélo, une liberté dont j’ai manqué).


Sur trois générations, je suis la seule à être née au Liban, à Achrafieh, détail faisant partie du pedigree, comme en France, les grandes écoles. J’y ai vécu 8-9 ans, en étrangère, bien plus qu’à Paris, aujourd’hui, où il m’arrive de l’oublier.


Francophones et philes, mes parents parlaient français avec nous, entre eux, égyptien, et quand ils ne voulaient pas que mon frère et moi les comprenions, allemand. En public, papa s’efforçait de parler libanais, en prenant le bon accent, histoire de s’intégrer, peine perdue, aussitôt démasqué. Maman, dont l’arabe a toujours été bancal, école allemande oblige, parlait peu. Quant à moi, l’arabe, j’y étais allergique, un rejet. Je me souviens, je devais avoir 11-12 ans, je venais malgré tout de décrocher un 11/20. Un ouvrier, à la maison, réparait les stores à lamelles, bien pratiques pour protéger du soleil, tout en faisant passer le vent. Cet ouvrier me demande de lui passer quelque chose, j’entends “ebrekheit” qui ne me dit rien, je le fais répéter et le voilà à sermonner “aalemo, weladkum aarabi” (9). Ca devait être la première fois que j’ai pensé : “je t’emm..., j’apprends ce que je veux.”


Revenons à notre programme serré de visites. Aujourd’hui, c’est Saïda et son Château de la mer, construit par les Croisés, Tyr et ses ruines romaines, au bord de l'eau. A quelques kilomètres de distance, on passe des portraits de Hariri aux drapeaux jaunes, drapeaux noirs - le culte de la mort - du Hezbollah. Je me sens encore moins rassurée qu’a Tripoli, les enfants ne comprennent pas. Moi, si.


Il fait grand vent. Déjeuner abrité, au bord de l’eau, face au fanar. J’ai toujours aimé les phares, celui de Beyrouth éclairait le balcon où j’aimais dormir les soirs d’étés. Café turc et chicha. Qu’on est bien. Dedans.


Dehors, je me demande où sont passés les milliards généreusement distribués par l’Iran ? Je ne vois que délabrement. Une cérémonie d’enterrement. Que des hommes. La ruelle est étroite. Nous voilà coincés. Attention, pas d’accident, ce n’est ni l’endroit, ni le moment. Réflexe, j’ouvre la fenêtre, je parle en arabe et je souris. Ca marche. On nous fait passer.


Direction Beyrouth, à la tombée du jour, le muezzin chante, les cloches sonnent, on est de retour en pays familier.




dimanche 22 février 2009



J’écoute sur Youtube “B'hebak ya Lebnan” de Feyrouz. "Kif makent b'hebak. Bijnounak b'hebak. Btisaal chou bini, chou le ma bini. Iza inti btetrikni, dinia terjaa kezbe. Itaazab ou ichfa. Baladna aam biyekhla’ jdid.” (10)


Byblos, château des Croisés dominant la mer, le vieux port, les phéniciens, inventeurs de l’alphabet et du zéro.


Il fait grand vent. On quitte la côte pour le repaire des célèbres trois frères Basbous, sculpteurs de bois d’olivier et de pierre. La plus belle sculpture du jardin, n’en est pas une, un arbre aux formes féminines. Les collines vertes et grises promettent le printemps.


Déjeuner de saroukh (11), pied-de-nez, délicieux, à la peur.


Et pour finir, boucler la boucle, Rabweh, Convent School of Jesus & Mary. Le préau de la "elementary division", je m’y revois blessée par Carole, ma meilleure amie, parents “ex-égyptiens”, comme moi, “ton père est petit”, m’avait-elle dit. La cour de récréation des “intermediate division”, les deux clans, les “vraies” libanaises et les “pas de chez elles”. L’allée qui contourne l’école, mon circuit de révisions. J’ai toujours aimé apprendre en marchant. L’école s’est agrandie. Les alentours sont bien moins sauvages. Plus d’échappée possible.


C’est dimanche. L’école est déserte. Que j’aimerais revoir l’indisciplinée et belle Sister Peter, à l’origine de mon amour de l’anglais et faible pour les Irlandais. C’est du passé. Allons, rentrons.


Dernières photos transférées, les films aussi, maman les veut.


“La kul soual, jaouab” (12), proclame, optimiste, le journal Mousta'bal.


Maman, discrètement, au petit : “tu aimerais revenir ?” - “Oui téta, dès que possible, et très souvent.”


C’est aussi ce que j’aurais répondu, en ajoutant, “tant que vous y serez, toi et papa, après, je ne sais pas.”


C’est que plus rien ne m’y attache, hormis mes parents, et ces quelques souvenirs re-visités. Ma vie est en France. Et j’y retourne.





(1) Guillaume


(2) au Liban, système d’appellation nordique inversé, un homme devient “père du fils aîné”


(3) mes trois fils, Alexandre Antoine et Guillaume ; Frédéric est mon mari.


(4) "Bienvenue !" Cette formule et ses chaleureuses variantes seront entendues tout au long du séjour et absolument partout


(5) "allez mourir" - en Orient, on est vite excessif


(6) deuxième ville du pays, Saïda est la troisième


(7) savon


(8) téta, mamie; papy, c'est gueddo en égyptien, jeddo en libanais


(9) "apprenez donc l’arabe à vos enfants"


(10) “Liban, je t’aime”. "Tel quel. Avec ta folie. On me demande si je vais bien. Que répondre ? Si, toi, tu m’abandonnes, le monde ne sera plus que mensonge. Tu as souffert, maintenant, guéris. Notre pays est entrain de renaître." (traduction libre)


(11) fusée


(12)"à chaque question, une réponse"