avoir vécu le pire éloigne la peur (s'adapter)

Vivaldi by Max Richter


Anna Valenn, Le Blog

Sa soeur était rapide et drôle, emplie de projets. Elle embrassait la vie comme si la vie lui avait manqué, pensa-t-il, et lorsqu'elle tomba amoureuse, elle laissa des silences dans ses phrases. Il entendait le pas sûr et régulier, accordé au souffle, puis sa voix revenait, elle parlait de ce garçon rencontré dans une boutique de disques, qui l'avait attendue, comprise, réparée, on peut aimer sans avoir peur qu'il arrive un malheur à la personne qu'on aime, on peut donner sans avoir peur de perdre, il ne faut pas vivre les poings serrés dans l'attente du danger disait-elle, voilà ce que cet amour m'apprend, et ce que n'apprend pas notre aîné. Notre aîné, murmurait-elle, qui a renoncé.


S'adapter, Clara Dupont-Monot aux éditions Stock  - Un enfant lourdement handicapé en raison d'une aberration chromosomique, aveugle et muet et tout mou, naît troisième d'une fratrie. Chacun réagira comme il est, et comme il peut. Ce roman délicat, et malgré le sujet, suscite de l'apaisement. Magnifique...


L'enfant passa ses quatre ans. Il était plus lourd à porter - puisque sa croissance se poursuivait. On l'habillait de pyjamas qui ressemblaient à des survêtements, le plus épais possible car l'immobilité faisait de lui un être frileux. Il fallait le déplacer souvent, autrement sa peau rougissait par plaques. La position allongée avait aussi entraîné une luxation des hanches. Cela ne le faisait pas souffrir mais il gardait les jambes arquées. Elles étaient maigres, d'une pâleur presque aussi translucide que son visage. L'aîné lui massait souvent les cuisses avec de l'huile d'amande. Car il s'était attaqué au toucher. Il ouvrait doucement les petites mains toujours fermées pour les poser sur une matière. Du collège, il rapporta de la feutrine. De la montagne, des petites branches de chêne vert. Il caressait l'intérieur des poignets avec une brassée de menthe, faisait rouler des noisettes sur les doigts, lui parlait toujours. Les jours de pluie, il ouvrait la fenêtre et glissait le bras de son frère à l'extérieur, afin qu'il sente le contact de l'averse. Ou bien il soufflait doucement dans sa bouche. Le miracle avait souvent lieu. La bouche de l'enfant s'étirait en un immense sourire, assorti d'un filet de voix ravi. C'était béat, un peu niais, cela prenait appui sur un silence et cela repartait, un peu plus aigu, un peu plus ouvert, c'était une musique, pensait l'aîné. Il ne se demandait pas, comme le faisaient ses parents la nuit, quelle aurait été sa voix s'il avait pu parler, quel caractère aurait été le sien, enjoué ou taciturne, casanier ou turbulent, quel aurait été son regard s'il avait pu voir. Il le prenait tel qu'il était.