«conscience de la lutte» (le quai de ouistreham)

Not Afraid, Eminem

Anna Valenn, Le Blog
Un des pires moments, à la section des précaires, était la rédaction de tracts. Cela se passait toujours de la même façon. Les filles commençaient à s'y mettre, puis, au bout d'un moment, un permanent du syndicat venait et lançait : «Alors, c'est pas encore terminé ? On voudrait aller boire un coup.» Il revenait un peu plus tard : «Vous mettez trop de temps. Je vais le faire pour vous.» Aucun n'avait la patience d'écouter ce qu'elles avaient à dire, et il ne fallait pas les pousser beaucoup pour qu'ils lâchent ce que, au fond, ils avaient vraiment dans la tête : ils ne les trouvaient pas au niveau, elles manquaient définitivement de «conscience de la lutte». Ils finissaient par écrire ce qu'ils voulaient sur les tracts et, le lendemain, les filles refusaient de les distribuer. Elles se faisaient traiter de «chieuses». Au fond, les gars ne trouvaient pas très sérieuses «ces histoires de bonnes femmes.»


Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas aux Éditions de l'Olivier ; et en format Points poche  - On est en 2009, Florence Aubenas part à Caen vivre une expérience d'embauche, à plus de quarante-cinq ans, sans aucune qualification ou expérience. Elle sera femme de ménage. Expérience relatée dans ce récit assez éclairant.


Le bon client, donc, a un petit diplôme, une petite expérience, une petite voiture. On appelle ça le profilage.

«Vous avez un véhicule ?

- Non.»

Elle me fixe. Ça commence mal. La voiture, c'est le premier critère des employeurs, même pour des activités qui ne l'exigent pas. Ça vous situe quelqu'un, ça prouve qu'on possède au moins de quoi mettre de l'essence, qu'on n'a pas peur de sortir de la ville, qu'on a un périmètre d'action important.

«Femme seule ? Plus de quarante-cinq ans ? Pas de formation particulière, ni de fiche de paye récente ?»

Dans les yeux de ma conseillère, tous les voyants rouges clignotent. Je viens d'entrer dans la zone Haut Risque Statistique.

Elle tente une dernière question : «Et vous avez des enfants à charge ?»

Quand je lui réponds non, je la vois se détendre pour la première fois.