parce qu'il ment (l'adversaire)

Far from Any Road, The Handsome Family
Anna Valenn, Le Blog
"Oh, oui ! Abad n'a pas voulu qu'il le dise parce que ce n'était pas au dossier et que d'après lui ça aurait perturbé les jurés. Je pense qu'il a eu tort, c'était important qu'ils le sachent. Le matin de l'examen, alors qu'il sortait pour y aller, Jean-Claude a trouvé une lettre dans sa boîte. Elle venait d'une jeune femme qui était amoureuse de lui et qu'il avait repoussée parce qu'il aimait Florence. Elle lui disait que quand il ouvrirait cette lettre elle serait morte. Elle s'était suicidée. C'est pour cela, parce qu'il s'est senti tellement coupable de cette mort qu'il n'est pas allé passer l'examen. C'est comme cela que tout a commencé."

J'étais abasourdi.

"Attendez. Vous y croyez à cette histoire ?"

Marie-France m'a regardé avec étonnement.

"Pourquoi mentirait-il ?"

- Je ne sais pas. Enfin, si, je le sais. Parce qu'il ment. C'est sa manière d'être, il ne peut pas faire autrement et je pense qu'il le fait plus pour se tromper lui-même que pour tromper les autres. Si cette histoire est vraie, on doit pouvoir la vérifier. Peut-être pas vérifier qu'une fille qu'il connaissait s'est suicidée pour lui, mais au moins qu'un fille qu'il connaissait s'est suicidée à cette époque-là. Il suffirait qu'il donne son nom.

- Il ne veut pas. Par égard pour sa famille.

- Bien sûr. Il ne veut pas non plus dire qui était le chercheur à qui il achetait des gélules contre le cancer. Eh bien, contrairement à vous, je pense qu'Abad a eu mille fois raison de lui garder cette histoire pour lui."

Mon incrédulité troublait Marie-France. Elle était si incapable de mensonge que l'idée que cette histoire à dormir debout puisse en être un ne l'avait tout simplement pas effleurée.



L'Adversaire, Emmanuel Carrère chez P.O.L, et en Folio - C'est l'histoire de Jean-Claude Romand, l'imposteur, meurtrier de toute sa famille. Ce roman est le fruit des échanges entre l'auteur et le menteur. Passionnant pour qui s'intéresse à la criminologie. 



Bourg-en-Bresse, le 10/9/95

Monsieur,

Ce n'est ni l'hostilité ni l'indifférence à vos propositions qui expliquent un si long retard dans ma réponse à votre lettre du 30/3/93. Mon avocat m'avait dissuadé de vous écrire tant que l'instruction était en cours. Comme celle-ci vient de s'achever, j'ai l'esprit plus disponible et les idées plus claires (après trois expertises psychiatriques et 250 heures d'interrogatoire) pour donner une éventuelle suite à vos projets. Une autre circonstance fortuite m'a vivement influencé : je viens de lire votre dernier livre, La Classe de neige, et je l'ai beaucoup apprécié.

Si vous souhaitez toujours me rencontrer dans une volonté commune de compréhension de cette tragédie qui reste pour moi d'une actualité quotidienne, il faudrait que vous fassiez une demande de permis de visite adressée à M. le procureur de la République et accompagnée de deux photos et d'une photocopie de la carte d'identité.

Dans l'attente de vous lire ou vous rencontrer, je vous adresse tous mes voeux de succès pour votre livre et vous prise de croire, Monsieur, à toute ma reconnaissance pour votre compassion et mon admiration pour votre talent d'écrivant.

A bientôt, peut-être.

Jean-Claude Romand