la liberté ne dispense pas du tact (le royaume)

Et si en plus y'a personne, Alain Souchon

Anna Valenn, Le Blog
Je me doute que quand paraîtra ce livre on me demandera : "Mais alors, finalement, vous êtes chrétien ou non ?" Comme, il y a bientôt trente ans : "Mais alors, finalement, la moustache, il l'avait ou non ?" Je pourrais finasser, dire que si je me suis échiné à écrire ce livre c'est pour ne pas répondre à cette question. Pour la laisser ouverte, y renvoyer chacun. Ce serait bien mon genre. Mais je préfère répondre.

Non.

Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu'un homme soit revenu d'entre les morts. Seulement, qu'on puisse le croire, et de l'avoir cru moi-même, cela m'intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse - je ne sais pas quel verbe convient le mieux. J'écris ce livre pour ne pas me figurer que j'en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J'écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens.




Le Royaume, Emmanuel Carrère aux éditions P.O.L et en format Poche - Enquête fouillée sur les débuts du christianisme. Une montagne d'érudition cet écrivain-là, des interrogations, on réfléchit et on s'instruit tout du long des +600 pages. Un bel évangile selon Emmanuel !


Les idoles ne sont que des idoles, ce qui compte n'est pas ce qui entre dans la bouche, kasher ou pas kasher, mais seulement ce qui en sort, parole bonne ou mauvaise. La vérité, disait Paul aux Juifs comme aux Grecs, c'est que tout est permis. Tout est permis, mais ajoutait-il, tout n'est pas opportun. Mangez ce que vous voulez, mais si vous vous trouvez à table avec quelqu'un à qui ces choses importent, prenez garde à ne pas le choquer. Même si les interdits qu'il observe vous paraissent des enfantillages, observez-les aussi, par respect pour lui. La liberté ne dispense pas du tact. (Ce n'est pas le cas de toutes les positions de Paul, mais celle-ci me paraît remarquablement sensée.


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et quelque chose en eux
se met à vivre
[Epilogue] Près du village de l'Oise où habitait Jean Vanier, il y avait un hôpital psychiatrique - ce qu'on appelait encore un asile de fous. Un vrai asile de fous, pas fait pour accueillir les gens qui passagèrement pètent les plombs mais pour parquer les malades incurables. Ceux que les nazis, lecteurs de Nietzsche, trouvaient miséricordieux de mettre à mort et que nos sociétés plus douces se contentent de mettre à l'écart, dans des institutions fermées où on s'occupe d'eux a minima. Ceux qui bavent, ceux qui hurlent à la mort, ceux qui sont à jamais emmurés en eux-mêmes. Ceux-là, c'est sûr, on ne les invite nulle part, mais Jean Vanier les a invités. Il a obtenu qu'on lui confie deux de ces malades, pour qu'ils vivent avec lui comme on vit non dans une institution mais dans une famille. Avec Philippe et Raphaël, c'étaient leurs noms, dans sa petite maison de Trosly, en lisière de la forêt de Compiègne, il a fondé une famille : la première communauté de l'Arche. Cinquante ans plus tard, il y a de par le monde cent cinquante communauté de l'Arche, chacune regroupant cinq ou six personnes handicapées mentales et autant d'assistants qui prennent soin d'elles. Une personne par personne. On prépare les repas, on travaille de ses mains, c'est une vie très simple et c'est une vie ensemble. Ceux qui ne pourront jamais guérir ne guérissent pas mais on leur parle, on touche leur corps, on leur dit qu'ils comptent et cela même les plus blessés l'entendent, et quelque chose en eux se met à vivre. Ce quelque chose, Jean Vanier l'appelle Jésus, mais il n'oblige personne à faire comme lui. Quand il ne voyage pas de l'une à l'autre, lui-même vit toujours à Trosly, au sein de la communauté d'origine. Quelque fois, il y anime des retraites, comme celle à laquelle Bérengère m'a conseillé de m'inscrire. Cela consiste en messes quotidiennes, qui m'ennuient, en chants religieux, qui m'agacent, en silence qui me convient, et à l'écouter, lui, Jean Vanier. C'est un très vieil homme à présent, très grand, très attentif, très doux, visiblement très bon. Il n'est pas difficile de se figurer sous ses traits son saint patron, l'évangéliste Jean, était-ce Jean l'apôtre ou Jean l'ancien, était-il juif ou grec, je m'en suis beaucoup soucié en écrivant mon livre, maintenant que j'ai fini mon livre je m'en fous, quelle importance ? Je me rappelle seulement la phrase que dans son grand âge, à Éphèse, il répétait du matin au soir, comme le petit Patrick : "Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres."